Rude Boy Train’s Classics – Jackie Mittoo – Reggae Magic! (Studio One/Canadian Talent Library – 1972)
“Rude Boy Train’s Classics”, c’est une série de chroniques d’albums qui ont marqué l’histoire du ska, du rocksteady ou du skinhead reggae. Standards objectifs reconnus par le monde entier ou chefs d’oeuvre personnels qui hantent nos jardins secrets, la rédac de Rude Boy Train vous fait découvrir ou redécouvrir ces albums majeurs qui méritent d’avoir une place de choix sur vos étagères ! Rendez-vous le premier vendredi de chaque mois ».
BEAUCOUP D’HISTOIRE : Si je vous demandais quel a été le plus talentueux clavériste et arrangeur de l’histoire de la musique jamaïcaine, votre réponse ne serait pas Gladstone Anderson, Ansell Collins, Tyrone Downie, Keith Sterling ou encore Monty Alexander mais Jackie Mittoo à coup sûr !
Donat Roy Mittoo alias Jackie Mittoo a vu le jour le 3 march 1948 à Kingston. À l’âge de 3 ans, ses grands-parents l’accueillent chez eux et s’occuperont de son éducation, tant personnelle et scolaire que musicale. En effet, sa carrière de pianiste allait devenir inévitable puisque sa grand-mère, alors professeur de piano, a remarqué en lui un incroyable don pour cet instrument et lui a donc appris dès sa plus tendre enfance à en jouer. Dès cet instant, le piano et le clavier allaient faire partie de la vie de Jackie !
Jackie Mittoo a commencé à s’intéresser à la musique afro-américaine, notamment le ragtime, en donnant son premier concert avec son groupe Mittoo’s Rag Time Band (il n’en oubliait pas moins de travailler ses gammes de classique à côté). Mais son premier grand événement en tant que musicien fût un projet avec The Melody Enchanters et The Blues Busters à Runaway Bay.
Du fait des nombreux déménagements de ses grands-parents, le petit Mittoo a effectué sa scolarité dans pas mal d’écoles mais il ne manquait jamais une occasion de pouvoir jouer du piano. Revenu à Kingston, Clement Dodd (le fondateur du célébrissime label Studio One) a immédiatement reconnu le talent exceptionnel du jeune garçon la première fois qu’il l’a rencontré, et lui a donc offert à juste titre une place de compositeur, arrangeur et claviériste au sein de son label, alors âgé de seulement 13 ans ! Dodd initia Jackie aux nouveaux sons américain tels que le jazz, le blues et le rythm ‘n’ blues, et ce dernier a commencé avec les plus grands musiciens de l’île.
Après avoir donné pas mal de concerts avec des groupes tels que The Rivals, Sheiks ou The Cavaliers, il devint à 14 ans un des membres fondateurs des légendaires Skatalites, dirigés par le saxophoniste Tommy McCook. Lorsque le groupe s’est dissout, Dodd forma un nouveau groupe de studio appelé The Soul Brothers, sous la direction de Roland Alphonso qui écrivait les parties de cuivres tandis que Mittoo s’occupait de tout le reste des compositions et des arrangements. Jackie a ensuite pris la tête du groupe, en changeant son nom deux fois (The Soul Vendors puis Sound Dimension) et en sortant des hits comme Rock Fort Rock ou Real Rock. Jackie a tout composé, de la ligne de basse aux accords de guitariste en passant par les harmonies du clavier (qu’il jouait) et la mélodie des cuivres.
Le groupe enregistra pour des artistes tels que Ken Booth, Bob Andy, Alton Ellis, The Wailers, The Heptones, Marcia Griffiths, John Holt, Slim Smith, Delroy Wilson, et bien d’autres encore, jouant souvent des chefs d’œeuvre instrumentaux de la musique reggae ! Le cœur de cette musique ne réside pas simplement dans les fondements du reggae, mais relève d’un exploit artiste et créatif incroyable.
Jackie Mittoo s’est éteint bien trop tôt le 16 décembre 1990 à l’âge de 42 ans…
L’ALBUM : Après avoir vécu 4 ans à Toronto, le musicien jamaïcain Jackie Mittoo était très bien intégré au Canada. Il décida alors de créer un album en collaboration avec Coxsone Dodd pour la production d’un côté et l’organisation à but non lucratif Canadian Talent Library. L’album Reggae Magic! était donc né en cette année 1972. Sorti uniquement en vinyle, on peut considérer qu’il s’agit d’un des plus beaux albums que la musique reggae a pu voir éclore. Backé par un orchestre de 22 musiciens, Reggae Magic est un savoureux mélange de rocksteady, de reggae et de soul. On peut encore une fois saluer la prestation phénoménale de Mittoo sur cet album puisqu’il s’est occupé seul de créer les compositions et les arrangements (lorsqu’il s’agissait de reprises) pour l’ensemble de la troupe !
L’album est constitué de 12 morceaux (6 par face) entièrement instrumentaux, tous plus beaux les uns que les autres. Sur ces 12 titres, six d’entre eux sont des reprises, les six autres étant des compositions personnelles. Jackie Mittoo s’occupe à chaque fois de jouer la mélodie principale à l’aide de son orgue Hammond.
Parlons d’abord de ces merveilleuses reprises de standards de pop ou de soul tels que Too Late to Turn Back Now de Cornelius Brothers & Sister Rose (morceau écrit par Eddie Cornelius) sorti la même année. On retrouve une flopée d’instruments à corde comme dans la version originale, ainsi que des cuivres et une flûte qui interviennent peu mais qui le font au moment opportun et avec classe. On se laisse porter à la fois par la douceur et la fraîcheur de ce morceau soul/reggae.
On continue avec For All We Know. Ce morceau est au départ interprété en 1970 par Larry Meredith dans le film Lovers and Other Strangers (« Lune de miel aux orties » chez nous) et a été popularisé un an plus par le duo pop américain The Carpenters. Là encore on se laisse porter par la musique, on met le vinyle dans sa platine, on s’allonge dans son canapé et on savoure cet instant magnifique.
On trouve ensuite une reprise d’un morceau country. Someday Soon, célèbre hit de Ian Tyson, est ici repris avec brio. Quelle classe dans le son de Jackie Mittoo. Bon d’accord ça ne sonne plus du tout country, mais qu’importe puisque la qualité est au rendez-vous et d’une bien belle manière.
Alone Again, Naturally est au départ interprétée par le chanteur/compositeur de pop irlandais Gilbert O’Sullivan et qui est également sorti en 1972. Sur la version qui nous intéresse, l’omniprésence des violons et leu jeu avec la clarinette et le corps d’harmonie donne une impression de quintessence et d’un morceau hyper bien travaillé. Une réussite totale donc !
Et que dire de la version de Smoke Gets in Your Eyes des Platters, sortie à l’origine en 1958. Jackie Mittoo a su garder l’esprit qui fait qu’on reconnaît un morceau du célèbre groupe de doo-wop californien dès les premières notes, et a pourtant réussi à en faire une petite pépite musicale. La clarinette et les violons s’accordent parfaitement, et on pourrait en dire de même pour le reste des instruments.
On termine cette partie consacrée aux reprises avec Telstar, le tube interplanétaire des Tornados. On a eu droit à pas mal de version ska, rocksteady ou reggae de ce morceau, mais celle-ci vaut vraiment le détour. Très lente et langoureuse, on se prend facilement à osciller son corps de droite à gauche (ou de gauche à droite c’est comme vous préférez) et on prend un plaisir monstre à entre le son du clavier de Jackie accompagné comme il se doit par une palanquée d’instruments à corde qui jouent fabuleusement bien leur rôle d’accompagnateurs…
Pour ce qui est des compositions, on a droit à pas mal de styles musicaux différents. Steady Rock est par exemple le morceau qui se rapproche le plus d’un reggae « traditionnel ». Cela permet d’ailleurs à Jackie Mittoo de se lâcher et de jouer un peu plus que le thème ou la mélodie principale. Et on peut admirer alors avec quel talent il est capable d’improviser.
Le morceau Wintergreen a quelque chose de très funky avec sa guitare et ses claviers très accrocheurs. C’est un peu comme si un groupe tel que Zapp jouait du reggae. Le rendu est plus que correct et on apprécie énormément les légers craquements du vinyle sur un tel morceau.
On trouve également ce qui pourrait être assimilé à une ode à l’amour, le genre désespéré et vain. L’introduction jouée par les instruments à cordes nous fait parfaitement rentrer dans le morceau, et ces mêmes instruments se permettent même de piquer la vedette aux claviers de Jackie en jouant seuls quelques passages de la mélodie principale.
Sledgehammer montre toute l’étendue et les capacités que Jackie a pour composer un morceau. Tout est parfait et maîtrisé de mains de maître, que ce soit la section rythmique ou la section mélodique. On apprécie grandement les variations et les ornements qui apparaissent au fur et à mesure que le morceau défile.
Le morceau titre de l’album Reggae Magic! vient clôturer avec grâce ce magnifique LP. C’est peut-être le morceau le plus simple de l’album dans sa construction, mais ça reste d’une efficacité redoutable. Après avoir écouté ce dernier titre, on n’a qu’une seule envie, c’est de retourner son vinyle dans sa platine et de rejouer encore et encore cette galette.
Et comme il faut toujours que l’on trouve un titre préféré à un album, Bananas est selon moi celui qui mérite de le décrocher. Je n’ai pas arrêté de dire que tous les morceaux sont bons, mais celui-ci me semble encore un cran au-dessus de tous les autres. Tout s’enchaîne à merveille : de la mélodie jouée aux claviers, aux accompagnements des cuivres et des instruments à cordes, sans oublier la ligne de basse assez merveilleuse. Et puis sur la fin on a droit à un solo de clavier qui envoie sévère !!
Il est impossible qu’une personne qui aime la musique jamaïcaine n’aime pas cet album !! D’ailleurs cette personne devrait même avoir un exemplaire du disque microsillon chez elle sous peine d’avoir à le regretter toute sa vie. S’il existe de bons albums, il en existe rarement qui atteignent une telle qualité et un tel niveau d’aboutissement. On sent que Jackie Mittoo a peaufiner son travail pendant très longtemps.
[mp3j track= »Jackie Mittoo – Bananas@http://www.rudeboytrain.com/wp-content/uploads/2013/04/Jackie-Mittoo-–-Bananas.mp3″]
Maxime