Hommage à Greg Lee, par Deston Berry
DESTON BERRY, clavier/chanteur d’HEPCAT, vient de publier sur les réseaux sociaux un long hommage à son pote GREG LEE, personnage incontournable de la scène US qui nous a tragiquement quittés il y a un peu plus d’une semaine.
Au delà de l’hommage, le texte très émouvant de Deston Berry est une passionnante plongée dans l’histoire du ska américain.
On a pensé qu’il pouvait être utile de le traduire pour vous en faire profiter. Le voici :
Il est quasiment impossible pour moi de publier un court texte sur les réseaux sociaux concernant l’impact que Greg Lee a eu sur ma vie.
J’y travaille depuis des jours mais je n’arrive qu’à écrire tous ces souvenirs. J’ai tellement d’anecdotes sur Greg et Hepcat qu’il m’est difficile d’en choisir une, et de me rappeler de tous les détails d’une aventure de 35 ans (oui, ce chiffre me terrifie aussi !).
Je parle d’un tourbillon d’événements, de moments forts, certains agréables, d’autres moins. Mais tous sont mémorables. À vrai dire, j’avais l’impression que si je publiais quelque chose, le malheureux destin de Greg allait prendre forme, ce que je ne voulais évidemment pas.
Comme beaucoup d’entre nous, en particulier les membres du groupe, sa compagne Mandie, ses magnifiques filles et sa famille, nous espérions tous un miracle. Qu’il se réveille et que toute cette histoire ne soit plus qu’un mauvais souvenir. Malheureusement, ça n’a pas été le cas et nos pires craintes se sont réalisées. Ça fait très mal qu’il soit parti si soudainement, sans crier gare. C’est tellement injuste. Écrire ce texte n’est pas facile, mais je voulais quand même essayer.
J’ai tellement de souvenirs avec ce groupe qu’il est difficile de savoir par où commencer lorsqu’il s’agit de Greg. Je ne peux que commencer par le commencement comme l’a fait Lino (Trujilo, le guitariste – NDLR), mais de mon point de vue.
Il y a de nombreuses années, j’ai fréquenté le lycée Kennedy à Granada Hills, dans la vallée de San Fernando. Il y avait un groupe de copains avec qui je traînais à l’époque. Vers la fin du lycée, peut-être vers ma douzième année, mes goûts musicaux se sont un peu élargis. J’avais des potes issus de différents milieux : des breakdancers et des graffeurs au début du hip hop, des fans de dance music, des new romantics, des fans de Duran Duran, Boy George, et aussi des punks… (J’étais personnellement un grand fan de Prince).
Tout ce que la fin des années 80 avait à offrir en termes de scène musicale était représenté dans mon lycée. Nous avions même un acteur, Cuba Gooding Jr (Johnny Maguire, Boyz n The Hood, Pearl Harbor… – NDLR) qui se joignait de temps en temps à notre groupe de potes lors des soirées de l’école (j’étais un mauvais danseur, alors je l’ai surtout regardé). À l’époque, il était breakdancer, faisant des publicités pour se lancer dans le métier d’acteur, et il est devenu une grande star dans les années 1990.
Il n’y avait pas beaucoup de membres de la scène ska/mod dans mon lycée. Une poignée seulement dont je me souvienne. Mais un seul sortait du lot. C’était bien sûr Gregory Lee.
Parmi les photos que j’ai publiées avec ce texte, l’une d’entre elles le montre en train de se promener dans notre cour pendant le déjeuner. Je ne sais pas si nous étions déjà amis au moment de la photo (c’était il y a tellement longtemps), mais il était l’un de ceux qui sortaient du lot à l’époque, que tout le monde connaissait à cause de son style, même si tout le monde ne connaissait pas son nom. Greg n’est resté à Kennedy que pendant un semestre si je ne me trompe pas, donc je ne l’ai pas vu très souvent au lycée.
J’ai lentement commencé à m’intéresser au reggae grâce à d’autres amis qui m’ont ensuite fait découvrir Fishbone et The Untouchables. Rapidement, je me suis intéressé à la scène ska et j’ai découvert à quoi elle ressemblait à Los Angeles. Pour être honnête, aucun des jeunes afro-américains que je connaissais à l’époque n’écoutait de ska, sauf peut-être Mike H, Tom Raphael et Greg Lee. Mais surtout Greg et moi à l’époque du lycée Kennedy. Le premier album de Fishbone, qui contenait quelques morceaux ska, a été une immense source d’inspiration pour nous. J’ai ensuite fait l’acquisition des premiers disques des Specials, de la compilation Dance Craze, des albums de The Selecter, The Beat…
J’ai rapidement découvert que j’étais en train de devenir un fan de ska. Je ne me souviens pas précisément de ma rencontre avec Greg. D’une manière ou d’une autre, nous nous étions croisés, car nous avions des amis communs. Je ne me souviens pas de la manière dont cela s’est passé. Je me souviens simplement que c’est arrivé.
À l’époque, je n’avais pas d’argent ni de voiture, mais j’ai eu la chance d’être adopté par Greg et sa copine Nessa, qui était de loin le couple le plus populaire de la vallée. J’étais un nerd (et je le suis toujours), trop timide et trop maladroit pour entretenir des relations sociales durables avec les autres (je réalise que cela n’a pas beaucoup changé, mais j’y travaille). Je suis une personne introvertie et silencieuse qui a été enfant unique pendant la plus grande partie de ma vie (jusqu’au second mariage de ma mère).
Nessa et Greg m’ont pris en charge, m’ont accepté dans leur groupe et m’ont conduit à mes premiers concerts dans tous les clubs qui jouaient du ska. Ils m’ont mis en contact avec un autre couple du coin, Lino et Rose. J’étais la cinquième roue du carrosse lorsque nous étions tous réunis, mais je n’échangerais ces souvenirs pour rien au monde, car ces quatre personnes ont complètement influencé la personne que je suis aujourd’hui en me faisant découvrir la scène ska. Ils m’ont même emmené à mon premier concert au Fender’s Ballroom où j’ai vu No Doubt pour la première fois, à l’époque où ils avaient deux chanteurs et reprenaient des chansons des Specials. Par la suite, nous sommes passés du statut de fans à celui de musiciens, d’abord avec Sharpesville Step, puis avec Hepcat un peu plus tard.
J’ai de nombreux souvenirs merveilleux de ma vie de jeune adulte, avant la création d’Hepcat et la plupart d’entre eux sont liés à Greg Lee. À l’époque, je m’intéressais à des choses bizarres. En y repensant aujourd’hui, je trouve ça marrant. Au départ, tout ce qui datait des années 60 était pour moi de la merde, en particulier tout ce qui passait à la télévision. Même les rediffusions d’épisodes de Star Trek. À Los Angeles, ces émissions étaient toujours diffusées tard dans la nuit et Greg m’appelait à 22 ou 23 heures : « Mec, allume la chaîne 13 ! ». La chaîne diffusait un vieil épisode de Star Trek avec une femme qui avait une coupe de cheveux au carré ou une autre coiffure des années 60, et une tenue de cette période. Greg et moi étions au téléphone ensemble, regardant la télévision dans nos maisons respectives, à la recherche de tout ce qui avait trait aux années 60, tout ce qui montrait les costumes et la mode de cette période : Le Saint, Les Espions (I Spy), Batman, Max La Menace… Nous passions toute la nuit au téléphone à regarder la télévision tout en parlant de musique, en essayant de trouver un moyen de lancer un projet de groupe de ska et d’autres idées folles. Greg s’endormait parfois pendant que je lui parlais. Je commençais à entendre son ronflement légendaire à l’autre bout du fil. Je raccrochais alors et le laissais dormir. Dix minutes plus tard, il me rappelait : « Pourquoi t’as raccroché ? » Je lui disais : « Mon frère, tu ronflais ! » Puis il gloussait et s’excusait. C’était marrant. Ce sont de merveilleux souvenirs.
C’est pendant ces années-là que nous avons créé Sharpesville Step. En gros, c’était des jeunes qui apprenaient à jouer de leurs instruments. Ce projet n’était pas censé durer, et il nous a surtout permis de découvrir les bases de la musique et de pratiquer nos instruments.
Lorsque ce projet s’est terminé, nous étions tous dans une sorte de limbe musicale, essayant d’y donner une suite. Pour passer le temps, Greg et moi avions l’habitude d’écouter un tas de compilations de ska jamaïcain des années 60, et nos oreilles ont commencé à s’habituer à la musique de cette période.
Greg avait l’habitude de m’appeler et de me faire écouter certaines chansons de Skatalites sur lesquelles on entendait le style particulier de batterie de Lloyd Knibb. Il me disait : « Hé, tu as entendu ce boum, boum de batterie ? Cette caisse claire à la Flinstones sur l’intro ? ». Ces vieux albums sont rapidement devenus la base de notre travail de réflexion et d’expérimentation pour essayer d’obtenir un son proche de celui de l’époque. Et de voir si nous pouvions y arriver. C’était évidemment impossible, mais ça ne nous a pas empêchés d’essayer. Un peu plus tard, nous avons mis la main sur les bons musiciens, et Hepcat est né avec l’obsession de jouer des chansons avec un son le plus proche possible des morceaux jamaïcains originaux (même si nous avons fini par trouver notre identité propre).
Nous avions avec nous Alex Desert, un jeune acteur qui venait de quitter New York pour s’installer à Los Angeles et que nous regardions religieusement dans la série « TV 101 » (avec Matt Le Blanc – NDLR). D’une manière ou d’une autre, le destin a voulu que Greg le rencontre lors d’un concert des Maytals et l’invite à rejoindre Hepcat. Le reste du groupe était composé de Lino, moi-même, Greg Lee, Greg Narvas, Raul et Joey (puis plus tard Dave Fuentes), et nous nous sommes officiellement appelés « Hepcat », après avoir choisi ce nom d’après le chat d’Alex à l’époque : Hep. Nous avons rencontré Dave Hillyard un peu plus tard. Dave nous a aidés à apprendre, à comprendre et à maitriser des termes musicaux comme le 2,5,1 et le cercle des quintes… Nous ne savions pas vraiment comment tout cela s’appelait. Certains d’entre nous s’étaient peut-être approchés de ces concepts sans même le savoir.
Dave a écrit et collaboré avec le groupe sur d’excellents morceaux d’Hepcat. « Skavez » est encore aujourd’hui l’un de mes préférés. Malheureusement, il a dû déménager à New York pour ses études au moment où nous enregistrions « Out Of Nowhere » (Dave peut vérifier si je me souviens bien), et il a fait ce qu’il a pu pour réaliser cet album. A New York, il a finalement rejoint The Slackers. Efren Santana et Kincaid Smith sont arrivés plus tard car les membres du groupe changeaient régulièrement au fil des années, suivis par Scott Abels (batterie – NDLR) et Aaron Owens (guitare – NDLR).
Hepcat a progressivement pris de l’ampleur. Dans les années 1990, nous avons sorti des albums, effectué des tournées américaines, fait notre première tournée européenne en 1996, et passé la majeure partie des années 1996 à 1999 à tourner énormément. Ces trois années ont été non-stop. Pendant cette période, nous avons participé à plusieurs Warped Tour, et nous avons joué avec les Slackers pour la sortie de notre troisième album « Right On Time ». Nous avons joué dans l’émission de Conan O’Brien lors de la même tournée. On est allé tôt à New York pour le tournage, puis on a roulé jusqu’à Philadelphie pour jouer le soir-même. On a tourné quelques semaines avec Rancid en 1998, sans Alex qui jouait dans la série « Becker ». Greg a admirablement assuré la tournée tout seul. Il s’est vraiment révélé à lui-même.
Cette tournée, nous y repensons avec tendresse aujourd’hui, mais certains soirs, Greg était une cible sur laquelle une partie du public lançait constamment des trucs (des flyers en boule, des gobelets, même des balles de golf…). Je pourrais écrire un article entier sur cette tournée ! Quoi qu’il en soit, c’était super fun et nous sommes à jamais reconnaissants à Rancid (Tim, Lars, et Matt…) de nous avoir fait participer à cette aventure aux côtés des Gadjits.
Finalement, toute cette activité, les tournées incessantes de la fin des années 90 où l’on ne rentrait chez soi que pour quelques semaines avant de repartir pour des mois, ont fini par avoir raison du groupe. Nous en avons eu assez d’être les uns sur les autres en permanence. Nous nous sommes montés les uns contre les autres pour des raisons stupides. Un ciel nuageux s’est abattu sur nous. Nous étions quatre à vivre ensemble, ce qui n’a pas arrangé les choses. J’avais absolument besoin de faire une pause, de me ressourcer seul et de m’aérer l’esprit. Mais nous devions entrer en studio, essayer d’être créatifs pour l’enregistrement de « Push & Shove », même si certains d’entre nous ne s’entendaient pas. Nous avons fini l’album bon an mal an, mais ce fut un processus difficile. Puis nous nous sommes séparés, je crois vers 1999/2000.
Ce fut une période assez sombre dans l’histoire d’Hepcat. Nous étions montés très haut, puis la descente avait été difficile. Nous pensions tous que c’était fini. Greg a déménagé au Costa Rica et le groupe n’a pas beaucoup communiqué pendant près de trois ans.
Heureusement, notre amour de la musique et nos fans nous ont poussés en 2003 à remonter sur scène à la House of Blues de Sunset Boulevard. Soudain, les choses ont commencé à s’améliorer. Nous pouvions tous constater que nous nous étions manqués, et c’était merveilleux. Nous avons retrouvé Lino à la guitare et Greg Narvas à la batterie, et les choses semblaient aller pour le mieux. Nous étions en train de travailler sur de nouvelles démos de chansons que nous avions jouées en concert, mais que nous n’avions jamais enregistrées, lorsque Dave Fuentes est mort de manière brutale en 2007.
Greg est rentré à Los Angeles, puis nous sommes repartis avec Chiquis qui a remplacé Dave à la basse. Puis nous avons malheureusement perdu Aaron en 2015. Nous avons joué dans de nouveaux endroits (Mexique, Brésil, les croisières Salty Dog avec Flogging Molly…). Nous avons engagé Kevin Stewart (basse) et Marques Crews (bugle) en 2023, et notre son s’est élargi. Nous avons enregistré une démo de quelques chansons et sommes finalement allés à Tokyo où nous avons rencontré des amis extraordinaires : Akira, Hiroshi, Tropicos, et tous les super groupes de Skaville Japan.
Mais nous sommes aujourd’hui face à une nouvelle tragédie. Nous avons perdu le cœur, l’âme et le visage d’Hepcat le 19 mars 2024.
Perdre quelqu’un dont on était proche et qu’on connaissait depuis plus de 37 ans est une expérience vraiment terrible. Toutes les choses que nous avons accomplies en tant que groupe, toutes les tournées, tous les pays que nous avons visités et tous les endroits que nous avons vus, ne sont pas des fanfaronnades. Ce sont des rêves qui sont devenus réalité depuis que nous avons rencontré Greg au lycée. Au fur et à mesure que nos projets se concrétisaient, nos regards se croisaient et semblaient dire : « J’y crois pas ! »
Je ne serais pas aujourd’hui en train d’écrire ce texte si je n’avais pas rencontré Greg Lee il y a tant d’années, si je n’avais pas assisté à tous ces concerts, ces soirées, ces festivals, si je n’avais pas été influencé par son style et sa créativité, si ne m’avait pas appelé pour discuter de ses projets, si je n’avais pas été réveillé au milieu de la nuit par des idées de chansons lorsque nous étions colocataires ou lorsque nous ne l’étions pas, si je n’avais pas essayé de faire en sorte que tout ce qu’il avait à l’esprit se concrétise…
Hepcat était le projet dont il était le plus fier. Comme Lino l’a dit, même si nous avons eu des désaccords épiques et que notre amitié a connu des hauts et des bas, il est toujours resté mon pote et même bien plus que ça : un frère. Parfois, les frères ne voient pas toujours les choses du même œil. C’est normal compte tenu de l’ancienneté de notre relation. Nous étions totalement opposés, mais toujours interconnectés.
Je l’ai toujours aimé et je l’aimerai toujours. Je suis si heureux qu’il ait été là avec le groupe en 2014, lorsque je me suis finalement marié. Il était impossible que je me marie sans qu’il soit là avec Hepcat… Il était venu et avait été le maître de cérémonie à la Carondelet House, près de McArthur Park, et il avait fait un travail fantastique (les Lions aussi étaient présents). C’est un autre grand souvenir que nous partagions tous les deux.
Tous les membres d’Hepcat et moi-même seront éternellement reconnaissants d’avoir eu l’occasion de le connaître et de l’aimer. Il nous manquera beaucoup.
Comme d’autres membre de la bande, mon dernier souhait est de lui dire ceci : « S’il te plait Greg, passe le bonjour à Dave et Aaron et embrasse-les de ma part quand tu les verras ».
« Et Greg, s’il te plait : vis mon frère, vis ».