Rude Boy Train’s Classics – THE SKATALITES – STRETCHING OUT- (Roir USA/1986)
« Rude Boy Train’s Classics », c’est une série de chroniques d’albums qui ont marqué l’histoire du ska, du rocksteady ou du skinhead reggae. Standards objectifs reconnus par le monde entier ou chefs d’oeuvre personnels qui hantent nos jardins secrets, la rédac de Rude Boy Train vous fait découvrir ou redécouvrir ces albums majeurs qui méritent d’avoir une place de choix sur vos étagères ! Rendez-vous le premier vendredi de chaque mois…
UN PEU (ENORMEMENT) D’HISTOIRE : Quand les Skatalites naissent officiellement en 1964, cela fait déjà quelques années que Don Drummond et sa bande se connaissent. Après avoir joué dans des orchestres de jazz comme celui de Baba Motta ou bien encore Clue J & His Blues Basters, ils collaborent déjà depuis quelques temps, sous le nom des Sheiks en 1962 ou bien celui des Cavaliers et plus tard sous le nom de Studio One Band lorsqu’ils deviennent le backing-band officiel de la maison de Coxsone Dodd. Le nom « Skatalites » naitra du jeu de mot en rapport avec les premiers satellites lancés à l’époque.
Leur premier disque, « Ska Authentic » est un des premiers succès du label, et contribue à lancer l’industrie du disque en Jamaïque. Il faut dire que leur musique vient à point nommé pour des Jamaïcains en mal d’ identité musicale, inondés qu’ils sont depuis des lustres de R’n’B made in US. Don Drummond, qui écrit la plupart des titres (plus de 200 en 1964 !) est considéré comme un des meilleurs trombonistes jazz au monde. Très populaire, il tiendra le rôle de leader, partagé avec Tommy Mc Cook, doté d’une autre sacrée personnalité. Les Skatalites tombent donc à pic en créant le son jamaïcain : le ska.
Alors que leur avenir s’annonce radieux, le 1er janvier 1965, Don Drummond est emprisonné pour le meurtre de sa compagne, qu’il a poignardée lors d’une dispute. Il est interné à l’asile de Bellevue. Les rivalités entre Tommy Mc Cook et Roland Alphonso, ainsi que les tendances alcooliques de Lloyd Brevett finissent d’achever le groupe qui joue son dernier concert en août 1965. Deux nouvelles formations voient le jour : les Soul Brothers, rebaptisés par la suite Soul Vendors avec Jackie Mittoo et Roland Alphonso, produit par Studio One, et les Supersonics, menés par Tommy Mc Cook.
Les Skatalites sont morts. Jusqu’en 1983, où le regroupe se reforme pour un concert en juillet au festival Reggae Sunsplash, sans Don Drummond qui s’est suicidé en 1969. Le succès est tel que la formation perdure, nouvelle tournée et nouveau disque, « Return of the Big Guns », sorti en avril 1984, à la clé. Jusqu’en 1990, les sept membres originaux tournent ensemble (Tommy McCook, Roland Alphonso, Lester Sterling, Johnny Moore, Jackie Mittoo, Lloyd Brevett et Lloyd Knibb). Le 16 décembre 1990, Jackie Mittoo meurt à la suite d’un cancer. Et avec lui s’envolent ses talents de pianiste, compositeur et arrangeur. De 1991 à 1993, le groupe fait sa première « vraie » tournée internationale et joue pour la première fois en Europe. En 1995, « Hi-Bop Ska » est nommé aux Grammy Awards comme meilleur album reggae, puis en 1997 avec « Greetings from Skamania ». L’excellent album « Ball of Fire », un incontournable de cette époque, sort en 1997.
Le groupe subit ensuite deux coups durs en 1998, qui mettent fin à la composition originale du groupe : Tommy Mc Cook meurt en mai, puis Roland Alphonso s’écroule sur scène, après avoir fini un solo sur « Eastern Standard Time ». Il décède lui aussi une dizaine de jours plus tard, le 16 novembre.
Mais le groupe tourne toujours et sort en 2002 « From Paris With Love », album enregistré en décembre 2001 au studio Davout à Paris. Lloyd Brevett, Lloyd Knibb, Lester Sterling, Doreen Shaffer, Johnny « Dizzy » Moore, Cedric « Im » Brooks sont encore et toujours fidèles au poste. À la suite de cet album Johnny « Dizzy » Moore quitte le groupe et décide de poursuivre sa carrière avec les Jamaica All Stars qui viennent de se former autour de Stranger Cole et Justin Hinds.
Depuis, les décès se sont tristement succédés : Lloyd Knibbs, Cedric Brooks, Lloyd Brevett, Johnny Moore, mais le groupe survit à chaque fois et tourne encore assez régulièrement avec un line-up très variable autour de Lester Sterling et Doreen Shaffer…
LE DISQUE : Il y a quelques légendes quand on commence à s’intéresser de près au ska… Les Skatalites, bien sûr, en tant que pères fondateurs en font bien évidement partie. Et quand on cherche un peu partout des infos sur les must-have de leur discographie, on tombe forcément sur ce « Stretching Out ». Cela fait 20 ans que les Skatalites sont nés mais bientôt 18 qu’ils sont en sommeil lorsqu’ils se reforment pour le traditionnel festival Reggae Sunsplash de 1983… Ce moment est capté sur bande le 27 juin ainsi qu’un second concert donné le 17 Juillet dont sont extraits quelques titres… Cette « compilation » live sort en format cassette sous le label ROIR en 1986 et ne sera éditée en version vinyle qu’en 1990 et en Cd qu’en 1995.
Mais le document est précieux… Pensez-vous : du line-up originel, seul Don Drummond manque, forcément, à l’appel et même si de toute évidence, à l’écoute de quelques coin-coins et autres petits ratés disséminés çà ou là, la machine manque parfois un peu d’huile, l’écoute de ce fabuleux double album nous rappelle à quel point une fois en route, la machine Skatalites est une véritable bête de course.
Coté rythmique, on alterne entre moments de swing en grande pompe où virevoltent les cymbales de Lloyd Knibbs comme sur un « Bridge View » ou un « Tear Up » classieux et des moments de rudesse implacable qui virent littéralement à la transe comme sur cette fantastique version de « Ska-Ba » de plus de dix minutes où Jacky Mittoo, Jah Gerry, Lloyd Brevett et Lloyd Knibbs ne semblent faire plus qu’un…
Côté cuivres, on ne peut que constater la langue ballante qu’on a ici rassemblée la crème de la crème de toute l’histoire de la musique jamaïcaine… Si « Bubbles » Cameron et son trombone sont le plus souvent discrets ici, il n’en reste pas moins un valeureux successeur de Don Drummond, comme son solo plutôt convaincant sur « Eastern Standard Time » le prouve. Dizzy Moore, s’il nous gratifie de quelques départs loupés comme il en avait le secret, sur certains chorus, aligne par ailleurs les parties de haute voltige à l’image de ce « Freedom Sounds » d’entrée qu’il éclabousse de sa virtuosité… Coté saxophonistes, avec le survivant Lester Sterling, Tommy Mc Cook, Roland Alphonso et Cedric Brooks réunis au meilleur de leur forme, on est en mode « dream team» et ces messieurs ne ratent pas les occasions de nous la jouer façon démonstration à l’image de ce « Black Sunday » d’anthologie de plus de 12 minutes.
Et puis sur cette session live, il y a la présence de l’excellent Lord Tanamo qui nous permet de nous délecter des quelques somptueuses chansons dont les Skatalites avaient le secret comme le génial « Come Dung », le bel hommage au compagnon défunt « Big Trombone », l’incontournable « Mood For Ska », ou le moins connu mais explosif « Old Fowl ». On a même droit, en guise de cerise on the cake, à un joli duo avec Doreen Shaffer, qui lui piquera sa place un peu plus tard, pour une reprise de « Welcome Back Home » enregistrée auparavant avec Jackie Opel.
Enfin, il y a aussi et surtout la longue liste des hits du meilleur groupe de ska de tous les temps, pas toujours dans leurs meilleures versions, certes, mais qui ne peuvent que rappeler toute l’efficacité de leur écriture : « Latin Goes Ska », « Guns Of Navaronne », « Man In the Street » ou « Eastern Standard Time » sont tout autant de titres qui ont marqué l’histoire, de ceux qui sont repris aujourd’hui encore et toujours et qu’on peut fredonner dès les premières mesures comme si on était né avec. Ils sont ici interprétés parfois avec l’hésitation de ceux qui regoûtent au grand saut, comme ce « El Pussycat » qui ronronne un peu avant de se lancer vraiment, mais toujours avec une maestria impressionnante…
Mais cet enregistrement de plus de deux heures, d’une intensité rare, est une image d’un moment incontournable de la grande histoire de la musique jamaïcaine, celui du concert qui a peut être sauvé le ska de l’oubli et sans lequel nous ne serions pas ici à discuter.
Un monument historique en quelque sorte.
Bronsky